Extrait de

Le Soleil rouge du Tsar

Roman, Albin Michel, 29 janvier 2020

1

La chasseuse

– À la vôtre !

– Santé, répondit-il. Je pense qu’il faut manger, sinon je vais m’écrouler sous la table.

– Vous manquez d’entraînement, docteur.

Elle chaussa ses lunettes et se plongea dans la carte.

– S’il vous plaît, arrêtez de m’appeler docteur. Mon prénom est Octave.

– C’est joli, jugea Milena. Et peu courant.

– Ma mère était prof de piano, expliqua-t-il. C’est elle qui a tenu à ce prénom.

À l’apéritif, ils avaient bu un flacon de chablis et le médecin n’avait plus les idées claires. Milena, au contraire, commençait juste à se détendre. Deux whiskies à la sortie du métro lui avaient donné le courage d’entrer dans le restaurant. Le vin blanc l’avait aidée à bavarder avec ce quasi-inconnu. Le rouge se révélait à présent indispensable pour juguler l’anxiété qui l’oppressait comme une rosière à son premier rendez-vous. D’ordinaire, elle n’était pas si émotive. Mais Octave Becker lui plaisait. Au lieu de s’en réjouir, Milena avait peur : d’être déçue, de décevoir, de s’engouffrer tout entière dans une énième aventure qui s’achèverait bientôt, comme à chaque fois, la laissant plus seule et plus amère qu’auparavant. Or, elle avait quarante-cinq ans et cela changeait tout : si Milena s’était résignée à ne pas avoir d’enfant, elle ne supportait plus le célibat. Malgré ses nombreux amis, elle était terrorisée à l’idée de vieillir seule, sans compagnon fiable avec qui partager les années de la maturité. Elle se savait belle et parvenait sans peine à séduire les hommes qui l’attiraient. Mais elle avait un caractère si entier, si peu propice aux concessions qu’à la moindre dispute, elle mettait fin à la relation. Isabelle, sa meilleure amie, lui assénait que ce comportement était infantile, immature et qu’un lien durable entre deux êtres se construisait aussi à partir de conflits et d’incompréhensions réciproques. Milena était suffisamment intelligente pour convenir qu’Isabelle avait raison. Pourtant, au fond d’elle-même, elle refusait de se départir de l’idée romantique selon laquelle l’amour véritable était évident, et qu’un différend, même superficiel, révélait une incompatibilité profonde. Quelque part, existait l’homme idéal qui serait à la hauteur de son intransigeance. Le temps passant, ses échecs successifs pesaient de plus en plus lourd. Mais Milena n’abandonnait pas son rêve.

Une semaine plus tôt, au comptoir du café du 13e arrondissement où elle se rendait chaque matin, près de son travail, elle avait remarqué le docteur Becker. Sans être un apollon, ce nouveau visage ne manquait pas de charme, ni d’originalité : des cheveux roux blanchissant aux tempes, un grand front, des taches de rousseur sur le nez, une bouche fine et un regard noisette où se lisaient douceur et intelligence. Après les traits, la deuxième chose qu’elle regardait chez un homme était son annulaire gauche : l’absence d’alliance n’était pas un signe infaillible, mais elle lui donnait le cran nécessaire pour engager la conversation. Dans le cas d’Octave, c’était lui qui, dès le premier jour, avait abordé Milena. Le deuxième, elle avait abandonné la lecture du Parisien pour discuter avec lui et, de fil en aiguille, il lui avait demandé en rosissant si elle accepterait de dîner avec lui le lendemain.

– Je n’étais jamais venue ici, dit-elle en observant les vieilles affiches qui ornaient les murs. Le cadre est sympathique.

Comme tous les provinciaux vivant depuis longtemps à Paris, elle craignait les restaurants à touristes qui pullulaient dans le 5e arrondissement. Mais Octave avait bien choisi : la carte n’était pas sous-titrée en anglais et la majorité des tables parlait français.

– Le confrère que je remplace m’a recommandé cette brasserie, précisa-t-il. Ce bon vivant m’a préparé une liste de restaurants, aux quatre coins de la ville.

– Ce n’est pas trop pénible d’être médecin remplaçant ? demanda Milena. Je veux dire… j’imagine qu’un généraliste s’attache à ses patients, et…

– C’est un choix, la coupa-t-il en goûtant le vin rouge. Pendant des années, j’ai eu mon cabinet, à Strasbourg. Je travaillais comme un forcené, de sept heures du matin à dix heures du soir, six jours sur sept. Ce rythme n’est pas compatible avec une vie de famille et ma femme ne l’a pas supporté : nous avons divorcé. Les deux enfants étaient petits ; ils sont restés avec leur mère. J’ai décidé de changer d’air et de voyager, ce que je n’avais jamais eu le temps de faire. Cette existence me plaît beaucoup, même si Rose et Matthieu me manquent. Quand j’en aurai assez, je reprendrai un cabinet ou je partirai à l’étranger avec une ONG, en mission humanitaire.

– Pour combien de temps êtes-vous à Paris ? s’enquit-elle sur un ton qu’elle voulait léger.

– Le docteur Morel est en formation pour huit mois. Mais il se peut qu’il prolonge. On verra.

« C’est cela, on verra, songea Milena. Au moins je sais ce que je voulais savoir : la voie est libre ! »

– Et vous ? reprit-il, tandis que Milena vidait son verre.

– Oh, moi je ne compte pas quitter Paris de sitôt, répondit-elle avec malice. Comme vous le savez, je suis originaire de Nice. Mais je n’ai pas l’intention de retourner sur la Côte d’Azur. J’aime trop notre capitale, où je vis depuis vingt-deux ans. Tant pis pour le soleil, de toute façon c’est mauvais pour la peau.

– Le toubib confirme.

Ils avalèrent le potage brûlant. Quand il osa enfin lui demander, du bout des lèvres, si elle avait quelqu’un dans sa vie et des enfants, elle sourit. Maintenant que ces questions-là étaient réglées, ils allaient pouvoir passer aux choses sérieuses. Cela tombait bien, le plat de résistance arrivait.

– Cela fait longtemps que vous travaillez dans cette compagnie d’assurances ? s’enquit-il entre deux bouchées.

– J’ai débarqué à Paris en 1995. J’avais décroché un poste dans un grand laboratoire pharmaceutique, mais la matière ne m’intéressait guère. Quand j’ai eu l’opportunité de devenir documentaliste dans cette compagnie d’assurances, je l’ai saisie. C’était en… 2002. C’est cela : ça fait quinze ans.

– En quoi consiste le métier de documentaliste ?

Milena fit la moue, comme à chaque fois qu’il était question de sa profession. Sans conviction, elle expliqua qu’il s’agissait de collecter des données.

– Cela n’a pas l’air de vous passionner, constata-t-il en remplissant le verre de sa commensale.

Milena posa ses couverts sur son assiette, but une gorgée de rouge et le regarda dans les yeux en souriant.

– Ce métier m’ennuie profondément, avoua-t-elle sans affect.

– Pourquoi n’envisagez-vous pas une reconversion ? J’ignore quel âge vous avez mais vous êtes jeune ! C’est terrible de végéter ainsi, la vie est si courte…

Il fixa son visage rond, presque poupin, son petit nez retroussé, sa peau diaphane, ses épais cheveux noirs taillés au carré, ses pommettes, et surtout ses yeux clairs en forme d’amande, dont il n’aurait su dire s’ils étaient bleus ou verts. Comment une beauté pareille pouvait-elle être célibataire ? Dès qu’il l’avait vue dans ce troquet, il avait eu envie de l’approcher. D’une timidité maladive, Octave s’était fait violence : il la trouvait si attirante ! Loin des tas d’os qu’il détestait, elle avait des formes harmonieuses et savait les mettre en valeur : enfin une femme qui délaissait les jeans pour des jupes et des robes. S’il avait osé cette confidence à Nathalie, son ex-femme, elle l’aurait traité de vieux réac sexiste. Aussi ne s’était-il hasardé à aucun compliment auprès de Milena. Mais il se trouvait gauche et maladroit. Comment lui plaire ? Certainement pas en lui parlant de reconversion professionnelle et pire, de son âge !

– J’ai quarante-cinq ans, Octave, rétorqua-t-elle, piquée au vif. Et je ne végète pas du tout. Car j’ai un violon d’Ingres, quasiment un deuxième job, et celui-là est captivant.

Étonné, il attendit qu’elle en dise plus. Mais elle se taisait, et il mit une minute à comprendre qu’elle désirait, pour poursuivre, qu’il remplisse à nouveau son verre. Elle avait une sacrée descente… Il empoigna la bouteille et la termina dans le verre de Milena.

– Voulez-vous qu’on en prenne une autre ? Ou du champagne plutôt, avec le dessert ?

– Je prendrai d’abord du fromage, répliqua-t-elle en retrouvant son sourire. Donc, si vous permettez, du vin rouge.

Il fit signe au serveur. Une troisième bouteille ! Heureusement, il ne consultait pas demain dimanche.

– Alors ? Quel est ce passionnant hobby ? Vous peignez ? Vous écrivez ? Je vous vois plutôt jouer d’un instrument de musique… de la harpe, par exemple.

– Je chasse ! s’exclama-t-elle.

– Vous chassez ? répéta le médecin médusé. J’ai du mal à vous imaginer avec un fusil. Le sanglier ? Le lièvre ? Ne me dites pas que vous chevauchez en meute avec un cor, pour traquer un malheureux renard ou un cerf terrorisé… Alors, quel animal ?

– Le trésor !

2

La danseuse

Saint-Pétersbourg, le 14 avril 1898.

 

Aujourd’hui est le plus beau jour de ma vie. Toutes ces années de labeur acharné, la souffrance physique, les blessures, n’ont pas été vaines : je suis admise dans le corps de ballet du théâtre Mariinsky, la compagnie la plus prestigieuse du monde !

C’est au Mariinsky qu’à l’âge de sept ans, j’ai eu la révélation : pour mon anniversaire, mes parents m’avaient emmenée à la première de La Tulipe de Haarlem, ballet créé par le célèbre chorégraphe Marius Petipa. La petite fille que j’étais en fut si éblouie que dès lors, jour et nuit, je ne songeai plus qu’à une chose : devenir danseuse.

L’année suivante, j’ai intégré l’École impériale de danse et j’ai travaillé dur, sous la férule de maîtres très exigeants.

Dix ans plus tard, à l’aube de mes dix-huit ans, je réalise mon rêve.

Je vais, à mon tour, être sous les ordres de Marius Petipa et évoluer aux côtés de Nicolas Legat, premier danseur, inoubliable dans Casse-Noisette et Giselle !

Évidemment, au début, je serai derrière, dans la troupe. Mais si je continue à m’entraîner, à répéter inlassablement jusqu’au mouvement parfait, alors peut-être, dans quelques années, serai-je nommée prima ballerina, pourquoi pas un jour prima ballerina assoluta ?

La concurrence est sévère. J’ai une rivale particulièrement douée : elle s’appelle Anna Pavlova. Bien qu’elle soit d’origine modeste et qu’elle ait intégré l’école de danse trois ans après moi, elle y est devenue l’élève préférée des maîtres et je ne doute pas qu’elle entre bientôt au Mariinsky. Je dois profiter de ce délai pour me distinguer des autres.

Car l’Empire est riche en talents prometteurs. Ces dernières années, les danseuses italiennes ou françaises ont été supplantées par des Russes. L’une d’entre elles, d’origine polonaise, est redoutable : petite, courte sur pattes, mais avec un joli minois et une technique sans faille, Mathilde Kschessinska est « première ballerine absolue » depuis trois ans.

Les mauvaises langues disent que l’obtention de ce titre de danseuse suprême tient moins à son talent qu’à ses relations. Chacun sait qu’elle a été la maîtresse du futur tsar Nicolas II avant que ce dernier ne monte sur le trône. Nul n’ignore que le jeune Nicolas a perdu sa virginité avec Mathilde, et qu’elle était folle de lui. Il a rompu avec elle quand il s’est fiancé avec Alix de Hesse-Darmstadt – la future tsarine. Toutefois, la ballerine n’y a pas perdu au change : non seulement elle s’est vu offrir un hôtel particulier sur la Perspective des Anglais, mais elle s’est consolée avec deux grands-ducs, dont l’un est président de la Société des théâtres impériaux. Certaines vipères affirment que c’est la raison pour laquelle Mathilde décroche tous les premiers rôles au Mariinsky, malgré ses rapports conflictuels avec Marius Petipa. On raconte aussi que ses deux amants la couvrent d’or et de bijoux, mais qu’elle n’a jamais renoncé au tsar, allant jusqu’à envoyer des lettres anonymes à la tsarine. Elle traite les deux grands-ducs avec une désinvolture révoltante ; lorsqu’on lui fait remarquer qu’elle a deux seigneurs de très haute lignée à ses pieds, elle répond : « Et pourquoi pas ? J’ai bien deux pieds. »

Je n’accorde aucun crédit à ces ragots infâmes. Ils ne font qu’entretenir la réputation sulfureuse des ballerines. Heureusement, père et mère ne pensent pas ainsi. Ils m’ont toujours accordé confiance et soutien. Il faut te dire, cher journal, que je suis la première danseuse de notre clan prestigieux et respecté.

Traditionnellement, chez nous, ce ne sont pas les femmes qui brillent mais les hommes : de père en fils, ils servent le tsar à la guerre. L’éducation militaire est leur formation, l’armée leur maison, le dévouement absolu à l’empereur leur profession de foi.

Volodia (1), mon arrière-arrière-grand-père, était un guerrier particulièrement valeureux : l’humble grenadier s’est illustré lors des combats contre la Grande Armée de Napoléon, en particulier à Austerlitz, où il a sauvé la vie de l’empereur. Pour cet exploit, le tsar l’a nommé capitaine, lui a accordé une rente, une ferme en Ukraine avec quelques serfs, et surtout, il l’a décoré de l’ordre de Saint-Vladimir, une distinction qui confère la noblesse héréditaire. En août 1812, lors de la Guerre patriotique (2), mon aïeul a été blessé à la terrible bataille de Borodino : dans un corps-à-corps avec l’ennemi, il a reçu un coup de baïonnette dans le ventre. Alors qu’il visitait les blessés, le tsar l’a reconnu et lui a dit que s’il guérissait, il le prendrait comme aide de camp. Volodia s’est remis et, aux côtés du tsar, il a poursuivi Napoléon jusqu’à Paris.

Il est mort en 1825. Cependant, à l’autre bout du siècle, nous, ses descendants, bénéficions de son glorieux héritage et de son titre. Nous tentons d’en être dignes : tous les hommes de la famille sont destinés aux métiers des armes et au service du tsar, qu’ils exercent dans la cavalerie.

Père est comte de l’Empire et colonel dans le régiment de la garde à cheval de l’armée impériale. Mes deux frères aînés, Fiodor et Boris, sont officiers dans le régiment de cosaques de la Garde de Sa Majesté. Mon frère préféré, Mitia (3) – le benjamin –, a douze ans et il est élève au Corps des Pages, la plus prestigieuse académie militaire, réservée aux fils de la noblesse. Il sert déjà à la cour. Je suis très fière de lui.

Mes deux sœurs, malgré leurs précepteurs français, sont des écervelées qui ne rêvent que bals, toilettes, amour et mariage. Quel ennui ! Pourquoi y songer jour et nuit jusqu’à s’en rendre malades, puisque, quoi qu’il arrive, elles épouseront un officier ?

Moi, j’ai refusé cette existence-là lorsque j’avais sept ans. Je réalise aujourd’hui combien ma volonté de devenir danseuse a dû heurter mes parents, même s’ils n’en ont rien laissé paraître.

Je suis la première à briser le destin tout tracé des femmes de la famille : je ne le comprends vraiment que ce soir. Je vous en aime encore plus, chers parents, comme vous êtes admirables et bons ! Je vous suis tellement reconnaissante… Je ne vous décevrai pas : je vais dépasser la Pavlova, la Kschessinska et toutes les autres pour devenir l’étoile du Mariinsky. Le tsar en personne viendra m’applaudir. Je partirai dans de grandes tournées internationales, je serai célèbre dans le monde entier, vous verrez ! Et quand je serai fatiguée, j’enseignerai la danse à de jeunes perles en devenir. Chers parents, vous n’aurez pas à rougir de mon choix car vous allez en tirer des honneurs nouveaux, ceux que confère l’art !

J’entends qu’on m’appelle pour la petite fête familiale organisée en mon honneur. À tout à l’heure, cher journal !

Notes

  1. Diminutif de Vladimir.
  2. C’est ainsi que les Russes désignent la Campagne de Russie de Napoléon Ier.
  3. Diminutif de Dimitri.

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Édition brochée
22.00 €
155mm x 225mm – 448 pages
EAN13 : 9782226442475